L’ECRIVAINE DE DEUX PAYS
Née à Prostějov, en Moravie, Lenka se souvient qu’enfant, malgré le régime autoritaire elle n’a pas été malheureuse. “C’est paradoxal, mais je n’ai pas eu l’impression de manquer de quelque chose. Je n’ai pas connu la faim. Nous étions simplement habitués à faire la queue partout, pour le pain, pour la viande, le jeudi pour les livres… mais nous ne pouvions pas dire que nous habitions un pays pauvre. Encore aujourd’hui, il est difficile de raconter cette enfance protégée dans quelque chose de gris, de sombre. Mais rapidement, les questions essentielles sont arrivées. Où se situait notre espoir ? A quoi pouvions nous aspirer ? C’était quoi la liberté ? Il ne suffisait pas d’avoir de quoi manger et où dormir, la vie d’un être humain est bien plus que cela.”
– Dans ton livre ‘Giboulées de soleil’, on sent les femmes fortes intérieurement.
“Cette liberté intérieure, cette force leur permet de tenir debout, d’aller vers les autres, d’affronter le quotidien et d’envisager l’avenir.”
– Eva, dans ton livre, c’est Lenka ?
“Je suis dans chaque ligne de roman, mais c’est une fiction, et il faut que tout soit au service de l’histoire. La force d’un roman c’est qu’il reformule le monde. J’écris dans la solitude, et à la fin il faut que le roman vive sa propre vie, tout seul. C’est ainsi que la rencontre se fait entre le lecteur et les personnages. Je ne participe pas à cette rencontre mais de loin, j’y ai contribué.
Pour revenir aux héroïnes de ‘Giboulées de soleil’, elles n’ont pas de revendications féministes. Elles veulent et cherchent la liberté, qui n’a pas de sexe et ne doit pas être attribuée selon le sexe. Malgré leurs conditions de mère-filles, leurs situations en général difficiles et le régime communiste, elles savent que de par la loi elles sont les égales de l’homme. Par exemple, le droit de vote des femmes existe depuis 1918 alors qu’en France il a fallu attendre 1944. Il ne faut pas oublier qu’avant l’arrivée du régime communiste en 1948, la Tchécoslovaquie était une démocratie. En France, la puissance paternelle n’a fait place à l’autorité parentale qu’en 1970. Bien qu’elles subissaient une forte pression sociale, les femmes tchèques n’avaient pas à se battre pour leurs droits de la même manière que les françaises. Lors de rencontres avec mes lectrices françaises, elles ont remarqué que dans les années cinquante-soixante à la campagne, là où il y avait le régime communiste en Tchécoslovaquie, ici on subissait le poids de l’église. Les femmes en Tchécoslovaquie se disaient : ‘Si je veux je peux’, quand les françaises disaient : ‘Si je veux, est-ce que j’ai le droit de le faire ?’.
Cependant, cette liberté n’est pas acquise ni garantie ad vitam eternam et les femmes doivent prendre garde à ne pas perdre du terrain.
– Pourrais-tu te mettre dans la peau d’un personnage masculin dans un de tes livres ?
“J’espère bien! Imaginer, créer, faire entrer le lecteur dans un nouvel univers, dans une histoire, c’est l’essence même du romancier. Prenons l’exemple d’Agatha Christie : elle n’a pas tué tous les personnages de ses romans ! Un romancier fait découvrir au lecteur des plats que lui même n’a pas goûté, le fait voyager dans des pays où il n’est pas allé etc..”
Lenka a d’abord commencé à écrire et publier en tchèque, mais le fort besoin de s’exprimer en français était là : elle a appris sa langue d’adoption à l’âge adulte, ‘avec le cœur et les oreilles’. Elle a rencontré Jean-Louis, son compagnon, en 1992. Il corrige son français. “Je ne sais pas s’il aime plus la langue française ou moi, mais il nous fait du bien à toutes les deux, ajoute-t-elle en riant. Jean-Louis a eu peur pour moi, il se rendait compte de la difficulté à écrire en français, mais j’étais clairement dans : ‘si je veux, je peux’. C’était un espace de liberté extraordinaire. Je me sentais renaitre dans cette autre langue. On avance d’abord avec une certaine candeur, une forme d’ignorance, puis c’est en faisant qu’on découvre l’ampleur de l’entreprise.
J’ai traduit moi-même mes romans en tchèque. C’est une autre aventure. Nous avons un proverbe qui dit « Tu es autant d’hommes que tu parles de langues », j’ai pu expérimenter cette étrange sensation de dédoublement lors de la traduction. Selon la langue, on ne formule pas le monde de la même manière ; on construit l’histoire autrement, bien sûr, en respectant les règles et la structure de la langue. Et plus fort encore, on ne rit pas des mêmes choses dans toutes les langues ; on n’a pas la même morale. Plusieurs personnages de mon deuxième roman ‘Une verrière sous le ciel’ rencontrent ces questions et vivent des situations qui illustrent ces différents états et territoires linguistiques. D’une langue à l’autre, c’est un voyage.”
Lenka a obtenu en 2019 le Prix Littéraire Richelieu de la Francophonie – PLRF – pour son livre ‘Une verrière sous le ciel’. C’est pour elle une énorme reconnaissance. Ce prix suivait le prestigieux Prix Renaudot des Lycéens 2016. “C’est miraculeux d’avoir obtenu ce prix car le jury, composé de lycéens, est intransigeant et incorruptible.
Gagner un prix n’est pas anodin, c’est un engagement. Mais il faut se détacher de la pression et ne pas écrire pour plaire. On dit qu’on écrit le premier roman avec le cœur et le deuxième avec la tête. Il y a du vrai dans ce dicton : rien n’est jamais acquis, et pour chaque nouveau texte il faut retrouver et garder l’énergie du premier.”
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